Alors que les travaux de recherche sur les aspects géographiques des séries télévisées étaient très dispersés jusqu’à maintenant, l’Association de géographes français a fait le choix de les mettre en exergue depuis 2022. Deux premières journées d’étude ont permis de structurer les réflexions sur les séries télévisées en géographie, ce qui n’avait encore jamais été fait dans le champ disciplinaire. La première saison de la journée d’étude – et le numéro spécial du BAGF associé [Poulot, Denmat et Pleven, 2023] – ont interrogé les dimensions géographiques des séries télévisées en faisant un état des lieux des travaux existants. Le propos était d’envisager, au travers d’exemples, les représentations d’un territoire et des horizons géographiques différents, en ouvrant notamment des perspectives sur des séries produites dans les Suds. La seconde journée s’est focalisée sur les espaces urbains et a souhaité questionner les méthodologies et les croisements disciplinaires pour aborder les dimensions géographiques des séries. Les communications, portant sur des méthodologies à la fois quantitatives et qualitatives ont été abordées, ce qui a permis de faire émerger plusieurs propositions méthodologiques pour étudier les séries en géographie. Le numéro associé du BAGF est en préparation.
Une troisième saison portant sur les marges, confins et bouts du monde dans les séries télévisées
Pour cette 3ème journée, la thématique retenue est celle des marges, confins et « bouts du monde » au sein et au prisme des séries. Seront analysés des lieux et des espaces éloignés des grands centres et pôles urbains, des territoires autres, des espaces limites. Les trois notions éminemment géographiques et aux définitions mouvantes et polysémiques font écho aux autres disciplines.
Marges. On entend interroger à la fois l’état des lieux – la marge –, « ce qui entretient une relation inégale avec d’autres éléments d’un système » – la marginalité – et le « processus en cours, à venir ou abouti, qui met à distance un territoire et ses sociétés » – la marginalisation [Depraz, 2017]. Ces différents aspects de la notion interrogent des inégalités voire de l’injustice au travers de la précarité, de l’isolement ou de la relégation. A contrario, la marge peut aussi laisser place à une forme de liberté et d’innovation.
Confins. « Par opposition à la frontière, qui répond à la figure géométrique de la ligne, les confins se présentent comme une surface co-appartenant aux deux espaces en interface », renvoyant aux « marches », aux espaces fragiles ou encore aux espaces où les frontières ne seraient pas complètement fixées et où les interpénétrations et les contacts sont importants [Lévy, 2003].
Bouts du monde. Si elle relève plus du langage commun, cette expression a fait l’objet de travaux et d’études tant en géographie qu’en anthropologie. Ricardo Ciavolella (2023) revient sur les figures multiples de ces « bouts du monde » ou « trous perdus au milieu de nulle part ». Souvent qualifiés par des dénominations fictives, supports d’« utopies ratées ou hétérotopies négatives », ces « bouts du monde » évoquent à la fois les « rapports de domination entre centre et périphéries » et proposent une marge de liberté ou du moins d’évasion [Ciavolella, 2023].
Lors des deux premières journées d’étude, des communications avaient effleuré cette thématique sans qu’elle soit centrale : citons l’article de Benoît Raoulx [2023] sur Borgen saison 4 qui se déroule au Groenland ou encore celui de Benoît Bunnik [2023] qui analyse le territoire amazonien comme « territoire clos, une marge territoriale et une frontière » dans la série Frontera Verde, située en Amazonie. La question de la réversibilité de la marge était également au cœur de la proposition de Nicolas Marichez : les séries peuvent être vecteurs de revalorisation des imaginaires territoriaux, notamment pour l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais ou la Wallonie, voire de démarginalisation de certaines friches industrielles devenues lieux de tournage [Marichez, 2023].
Les communications attendues pour cette saison 3 analyseront les marges, confins et bouts du monde comme des lieux habités, appropriés, imaginés, représentés : comment les séries mettent-elles en scène ces espaces parfois enclavés ou mis à l’écart ? Les communications pourront interroger ce vocabulaire géographique qui a été largement diffusé dans l’univers des séries : les marges, confins et « bouts du monde » seront entendus comme des limites aux différentes échelles, de l’oekoumène comme des modes d’habiter urbains. Citons à l’échelle mondiale A Murder at the End of the World dont l’action se déroule principalement en Islande, True Detective saison 4 censée se dérouler en Alaska – mais en réalité filmée elle aussi en Islande, ce qui rappelle le décalage entre représentations et réalité géographique –, ou encore la série Top of the Lake où le paysage néo-zélandais (réel) est utilisé pour évoquer un sentiment de bout du monde où les personnages sont confrontés à des traumatismes et à des défis émotionnels [Radstone, 2017]. Rappelons qu’en anglais « the end of the world » signifie simultanément « bout du monde » sur le plan spatial et « fin du monde » (ou apocalypse) sur le plan temporel ; la dimension utopique/dystopique est forcément sous-jacente, et le « bout du monde » apparait comme un espace narratif surdéterminé.
Nous attendons des propositions s’attachant aux marges sociales et spatiales au sens large, dans les espaces urbains et ruraux, réels et imaginaires, à petite et grande échelle et dans leurs dynamiques en abordant la question des processus de marginalisation et démarginalisation. L’échelle intra-urbaine sera féconde pour analyser certains espaces marginalisés : voir The Wire [Bacqué, Flamand, Paquet-Deyris et Talpin, 2014] sur les quartiers abandonnés à Baltimore, ceux des terrains vagues et des « friches urbaines » (en anglais, « wasteland », « waste » signifiant à la fois « gâchis », et « rebut »). Espace dangereux dévalorisé, ce no-man’s-land reste pourtant territoire à (re)conquérir, dans des visées antagonistes, par les criminels, la police, les habitants et autres acteurs sur le terrain. Nous nous attacherons aussi aux espaces ruraux où la figure de la petite ville ou du bourg « est souvent conçue comme un bout-du-monde où la sociabilité serait forcément dégradée » [Billard et Brennetot, 2013].
Ressorts géographiques et tropes récurrents autour des marges, confins et bouts du monde
Si l’on suit Rachel Bouvet [2018], les confins peuvent désigner des « espaces de l’extrême, les déserts, les toundras, les forêts, les banquises et les océans [qui] incitent à la recherche d’absolu, à la méditation sur les origines ou sur l’avenir de l’humain et de la planète ». On aboutit à des tropes géographiques récurrents dans les séries télévisées (la forêt, la communauté isolée, l’île, les paysages enneigés du Nord, etc.) qui cristallisent des enjeux narratifs particuliers : illustration de la fuite, exemple paradigmatique de l’isolement ou encore la possibilité d’une auto-organisation – en autarcie ou non –, etc. Quelques pistes non exhaustives peuvent être évoquées.
La série télévisée Lost (2004-2010) constitue un des cas de marges îliennes où l’isolement crée un sentiment de confinement et d’inconnu, renforcé par la présence de phénomènes surnaturels (fumée noire, événements inexplicables, île qui peut « bouger »). La forêt constitue un autre motif récurrent, comme dans la série Twin Peaks, où elle conduit à l’isolement de la petite ville dans les montagnes et forêts du nord-ouest des États-Unis, créant une atmosphère de mystère et de surnaturel. La forêt revient également dans la série Dark comme un des traits géographiques qui tend à isoler la petite ville allemande, de même que les grottes permettant le voyage dans le temps. Citons encore la série télévisée Yellow Jackets qui place ses personnages au sein d’une forêt sauvage et isolée dans les montagnes du nord des États-Unis, interrogeant la possibilité de la survie dans un environnement isolé tout autant que l’humanité même des personnages. Enfin, la neige et les paysages enneigés du Nord forment une autre des figures de ces marges et bouts du monde représentés à l’écran : on peut penser au Minnesota rural et enneigé dans la série Fargo ou à l’isolement glacé de l’Arctique norvégien dans Fortitude.
Territorialités imaginaires, territorialités renégociées, territorialités nouvelles
La dimension imaginaire sera au cœur de cette nouvelle journée. En effet, les espaces de marges ou ces confins mis en scène dans les séries paraissent particulièrement propices à la création d’intrigues susceptibles de créer ou nourrir des territorialités imaginaires. C’est le cas de la série Lost [étudiée notamment dans le hors-série de la revue TV/Series en 2016, sous la direction de Claire Cornillon et Sarah Hatchuel, «Lost : (re)garder l’île »], mais aussi de certaines séries de science-fiction ou de space opera. Citons par exemple The Expanse, dont l’organisation géographique peut être lue à travers le modèle centre-périphérie, avec la Terre comme centre dominant, Mars comme périphérie proche en quête d’autonomie, et la Ceinture d’astéroïdes composée de colonies minières et de stations spatiales comme périphérie éloignée et plus ou moins marginalisée.
Se pose enfin la question de l’exotisme, notamment étudiée par Jean-François Staszak dans le cinéma [Staszak, 2011]. En effet, nombre de séries se déroulent dans des espaces exotiques d’un point de vue hexagonal (Meurtres au paradis ou Tropiques criminels, par exemple). Là encore, il s’agit de voir comment les séries investissent ces terrains perçus comme lointains et les représentations qu’elles construisent autour de cet exotisme.
Interroger les séries télévisées au prisme des marges, confins et bouts du monde, c’est donc réfléchir à en quoi les espaces retirés éloignés ou marginalisés constituent des espaces privilégiés ou non des séries télévisées. Quels sont les ressorts narratifs de ces séries télévisées en lien avec leur localisation géographique (marges, confins) ? Dans quelle mesure ces espaces de marges, franges ou bouts du monde constituent-ils des territoires ou des hauts lieux permettant de mettre au jour des processus narratifs mais aussi géographiques (rapports de pouvoir, échanges ou au contraire glacis des relations, (im)mobilités contraintes ou forcées, etc.) ?
Plusieurs approches nous semblent fécondes :
- Une analyse multiscalaire des espaces en marge (différents types de lieux sont envisageables : territoires de marges déjà évoqués – forêts, déserts, îles, etc., mais aussi prisons (séries carcérales nombreuses), banlieues, zones industrielles ou périphériques, cimetières, etc.)
- Une réflexion sur les différents types de marginalités mise en scène par les séries (pensons par exemple à la série Malditos consacré à la communauté rom, à la communauté de femmes en rupture dans la série Top of the Lake |Mayer, 2017], les réserves autochtones canadiennes dans la série Little Bird, )
- Une approche interdisciplinaire des marges et marginalités dans les séries
- La mise en visibilité des marges, espaces invisibilisés, par les séries et les effets socio-spatiaux sur ces espaces
Cette journée d’étude se veut ouverte à toutes les chercheuses et à tous les chercheurs qui étudient l’espace dans les séries télévisées ; elle ambitionne ainsi de poursuivre le travail pour ouvrir des perspectives méthodologiques solides dans l’étude des séries télévisées en géographie. Si les études nord-américaines sont largement majoritaires dans ce champ de recherche, cette troisième journée d’étude voudrait, comme les deux premières, élargir les horizons géographiques en étudiant la diversité des productions sérielles, notamment dans les pays « des Suds ».